Duplomb dans la cervelle : où conduire notre agriculture et notre démocratie ?

Article repris de Samuel BONVOISIN 

Alors que nous approchons du plein cœur de l’été, et que toute la classe politique française aspire à des vacances (méritées?), un grain de sable est cruellement venu enrayer la machine : une pétition déposée en ligne sur le site de l’assemblée nationale deux jours après l’adoption de la loi Duplomb affole tous les compteurs.

Cette loi, adoptée sans débat en séance publique à la faveur d’un tour de passe-passe orchestré par des députés macronistes et de droite, est présentée comme visant à « lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur ». Dans la pratique elle réautorise certains néonicotinoïdes à titre dérogatoire, remet en cause l’indépendance de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), facilite administrativement les projets de construction de mégabassines, relève les seuils maximum du nombre d’animaux pour les plus gros élevages, et réduit les pouvoirs de l’Office Français pour la Biodiversité (OFB).

Ces derniers jours, on (re)parle donc dans les médias de l’acétamipride, un insecticide organochloré de la famille des néonicotinoïdes. On entend qu’il n’est pas aussi dangereux que cela puisque les autres pays d’Europe l’autorisent, qu’il n’existe pas d’alternative malgré plusieurs années de recherche, que s’il n’est pas ré-autorisé cela va provoquer une distorsion de concurrence avec les autres pays européens puisqu’il est autorisé ailleurs en Europe, que cela entraînera la disparition des filières françaises de production de betterave et de noisettes, et donc augmenter notre dépendance à l’importation de ces produits venant dans d’autres pays, ce qui réduira in fine notre souveraineté alimentaire et affaiblira notre agriculture. CQFD.

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Lancée le 10 juillet 2025, la pétition contre la loi Duplomb est en passe de franchir les 2 millions de signatures et est en train de battre tous les records.

Dans ce contexte brûlant, Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition écologique (qui s’est dit défavorable à titre personnel à la réintroduction du pesticide) a annoncé qu’elle souhaitait que la fameuse ANSES (dont la loi Duplomb remet en cause l’indépendance - vous saisissez l’ironie) rende un avis sur le produit. La situation est encore plus savoureuse lorsque l’on sait que l’autorité a en réalité déjà mené ce travail à deux reprises, une première fois en 2018 et une seconde en 2021.

Les experts, de leur côté, sont assez unanimes. Invités de la matinale de France Inter, Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS et Pierre-Michel Périnaud, médecin et président de l'association "Alerte des médecins sur les pesticides", sont très clairs sur les risques environnementaux (toxicité pour les insectes, pollution de l'eau) et pour la santé (la substance traverse la barrière placentaire et peut donc contaminer le foetus) qui sont selon eux suffisamment documentés pour que soit appliqué le principe de précaution.

Bon. Maintenant que le décor est posé, prenons le temps de rembobiner ensemble cet argumentaire, et tentons de replacer ces éléments dans leur contexte pour mieux pouvoir nous positionner.

L’acétamipride, ou se promener tout nu en hiver et réclamer des antibiotiques

Que diriez-vous d’un être humain qui, se promenant nu en plein hiver, se plaindrait que ses problèmes de santé seraient la faute du virus de la grippe ? Vous le traiteriez de fou, et lui conseilleriez plutôt d’aller mettre des vêtements chauds ! Et bien figurez-vous que c’est exactement ce genre de situation qui se présente à nous aujourd’hui à propos de l’acétamipride.

Les pratiques agricoles ont beaucoup évolué depuis la moitié du XXème siècle, et la modernisation de l’agriculture a eu notamment pour effet de modifier totalement les équilibres écologiques dans nos campagnes. La destruction des haies, le rebouchage des mares, l’agrandissement des parcelles, l’érosion massive liée à un labour de plus en plus profond et des terres laissées « nues » durant l’hiver ont eu comme conséquence la destruction des habitats, gîtes et couverts de la majeure partie de la faune et de la flore non-cultivée.

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Le puceron noir, vecteur du virus de la jaunisse de la betterave

Or, ces équilibres écologiques s’organisent sous la forme de chaînes trophiques, où les vers de terre sont mangés par les oiseaux, les moustiques par des crapauds, et les pucerons… par qui au fait ? Et bien toute une variété d’oiseaux insectivores, ainsi que des insectes prédateurs tels que les chrysopes, syrphides, perce-oreilles, braconides, et bien sûr les coccinelles, dont la larve est connue pour en manger jusqu’à 300 par jour ! La chute brutale du nombre de ces « auxiliaires » (800 millions d’oiseaux en moins en Europe depuis 1980 selon Rigal et al. 2023 ; 95 % de la biomasse en insectes en moins en 20 ans selon Ziescher et al. 2023) laisse la place à des déséquilibres d’autant plus flagrants qu’ils mettent en lumière la fragilité de notre modèle agricole, et sa dépendance totale à la chimie de synthèse.

Alors que dans un milieu riche et diversifié notre betterave serait mieux protégée du puceron (et donc du virus de la jaunisse dont il est le vecteur) par une formidable et complexe organisation écologique, la voici maintenant semée dans des « déserts » de biodiversité, si bien qu’elle ne peut compter que sur l’intervention du « tueur d’abeille » pour garantir sa « bonne santé ». Un peu comme si notre être humain dévêtu misait sur les antibiotiques pour passer l’hiver…

Les alternatives existent bel et bien

Alors que les débats en France sur l’interdiction des néocotinoïdes ont commencé dès 2007 (à l’occasion du Grenelle de l’environnement), les responsables de la FNSEA affirment n’avoir pas eu le temps de « trouver une alternative ». Et pour cause : si les équipes scientifiques de l’INRAE se penchaient il y a encore quelques années sur la recherche de substituts moins nocifs en remplacement des molécules incriminées et menacées d’interdiction, cette course de la reine rouge est en train de prendre fin depuis plusieurs années au profit d’approches plus systémiques : s’attaquer aux causes du développement immodéré du puceron plutôt que traiter les symptômes – d’autant que le puceron profite aussi des premières manifestations des changements climatiques liés à l’augmentation des gaz à effet de serre (c'est d'ailleurs la menace principale pour la filière selon les études réalisées dans le cadre du PNRI) : il apprécie nos hivers de plus en plus doux et nos printemps de plus en plus chauds.

C’est ainsi que les chercheurs, se penchant vers des solutions plus écologiques, développent des approches basées sur un faisceau de méthodes de régulation des bioagresseurs : il ne s’agit pas ici de remplacer une molécule par une autre moins nocive, mais de reconstituer préventivement le maillage paysager (plantation de haies, creusement de mares), modifier les pratiques culturales (sélection variétale, mélanges variétaux, succession de cultures, associations de cultures…), et d’adopter curativement si besoin des mesures de lutte physiques (bâchage, filet, argiles, huiles, bandes pièges), biotechniques (confusion sexuelle, kairomones) ou biologiques (lâchers inondatifs ou inoculatifs, pulvérisation microbiologique).

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Illustration issue du rapport « Protéger les cultures en augmentant la diversité végétale des espaces agricoles », Tibi A., Martinet V., Vialatte A. (coord.) et al. (oct. 2022)

Pour aller plus loin sur le sujet, je vous recommande l’excellent travail réalisé par Tibi A., Martinet V., Vialatte A. (coord.) et al. (oct. 2022) dans leur rapport « Protéger les cultures en augmentant la diversité végétale des espaces agricoles ». Je vous encourage aussi à regarder le webinaire « Interdiction des pesticides : quelles alternatives pour les agriculteurs ? », organisé par l'association Expertises Climat avec Aude Vialatte, directrice de l’UMR Dynafor – INRAE et Alexis Aulagnier, Centre Émile Durkheim - Sciences Po Bordeaux :

Replay du webinaire, organisé par l'association Expertises Climat, à propos des pesticides. Animé par Agathe Lanté, responsable programme Agriculture & alimentation d'Expertises Climat.

Un problème de santé publique… et de démocratie

On peut s’inquiéter de la réintroduction de l’acétamipride, mais la teneur des débats qui ont entouré l’adoption de cette loi est plus inquiétante encore : nous n’avons pas encore pris la mesure de l’impact de notre modèle agricole sur le désastre écologique à l’œuvre. C’est notamment ce qu’on perçoit de la communication d’Emmanuel Macron, par la voix de Sophie Primas, porte-parole du gouvernement, à la sortie du conseil des ministres le 23 juillet dernier : "Il a rappelé que notre action politique, quelle qu'elle soit, y compris sur ces sujets agricoles, doit être notamment guidée par la science et que nous devons en même temps défendre nos agriculteurs" pour faire exercer "une juste concurrence", a-t-elle ajouté. Comme s'il y avait une opposition entre interdire l’acétamipride et défendre nos agriculteurs. Quel manque de hauteur de vue.

Ce n’est pas défendre nos agriculteurs que de les encourager encore à transformer nos campagnes en déserts, pour mieux pouvoir nous intoxiquer au sucre raffiné (voir rapport de l’ANSES à ce sujet) et au Nutella (qui participe également à la déforestation dans les régions tropicales et exploite des réfugiés syriens dans les fermes de noisettes en Turquie), tout en les laissant en proie aux effets des changements climatiques (les études réalisées dans le cadre du PNRI montrent que c’est d’abord le changement climatique qui menace la filière betteravière), à la concurrence internationale et à la défiance populaire grandissante (comme le montre cette pétition).

Défendre nos agriculteurs, c’est au contraire soutenir la conversion agro-écologique des filières de la betterave et de la noisette en proposant des prix rémunérateurs pour des productions de qualité, afin de limiter leur impact environnemental tout en réduisant la production à mesure que nous diminuerons le sucre et le gras dans notre alimentation. Nous réduirons ainsi également notre dépendance à l’importation de ces produits venant dans d’autres pays, ce qui augmentera in fine notre souveraineté alimentaire. Et au passage nous aurons des agriculteurs fiers de leur travail, et une nation fière de ses agriculteurs.

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Larve de coccinelle se nourrissant de pucerons

Nous n’avons ni besoin de l’acétamipride, ni besoin d’un substitut aux néocotinoïdes. Nous avons besoin de haies, de mares, de sols vivants. Nous avons besoin de betteraves poussant dans des écosystèmes diversifiés, où les pucerons seront contrôlés par leurs prédateurs naturels. Nous avons besoin d’une agriculture basée sur l’intelligence du vivant, un savoir-faire ciselé par des milliards d’années d’une lente et patiente évolution qui conduit aujourd’hui l’être humain à avoir l’honneur de pouvoir co-évoluer avec les autres formes de vie sur cette planète, peut-être encore pour quelque temps. Tâchons d’avoir un peu plus de respect et de gratitude pour ce cadeau que la vie nous fait : par exemple en tournant au plus vite la page du modèle agricole des 30 « glorieuses » pour ouvrir celle de l’agroécologie.

La bonne nouvelle, c’est que ce changement de paradigme est déjà là, bien présent dans notre pays. Ce sont les plus de 60.000 agricultrices et agriculteurs engagé.e.s en bio (chiffres de fin 2024), auxquels j’ajoute toutes celles et ceux qui ont mis en place des pratiques de conservation des sols, d’agroforesterie, d’hydrologie régénérative, de pâturages tournants… malgré une conjoncture peu favorable depuis quelques années. La pétition contre la Loi Duplomb est peut-être le signal qu’il est temps d’engager des politiques claires pour les soutenir et les encourager, y compris en ré-orientant les financements de la PAC en leur faveur. Réconcilier enfin santé publique, protection de l’eau, de la biodiversité et rémunération des agriculteurs, pour le bien de tous. C’est le sens de l’Histoire.

 

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